Mercredi 14 Avril 2010
Barack Obama “L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais de fortes institutions.”

L’instrumentalisation des concepts de Kirdi et d’Islamo-Peul : un danger pour le Septentrion (Revisité)**
Par lemessager | Mardi 13 avril 2010 | Le Messager
Dans tout le présent rapport, le mot Septentrion ainsi que les expressions Grand Nord Cameroun, Cameroun Septentrional et région septentrionale du Cameroun s’entendent de l’ancienne province du Nord Cameroun dont le ressort géographique s’étendait de Kousseri à Banyo et couvrent par conséquent les circconscriptions territoriales des trois provinces actuelles de l’Extrême-Nord, du Nord et de l’Adamaoua.
Après avoir pris connaissance des nombreuses réactions suscitées par notre article, nous avons estimé utile de le revisiter dans la mesure où il était rédigé sous forme d’un essai critique ouvert à un journaliste et ce, afin de clarifier notre message, d’enrichir l’article et de lui donner cette fois un caractère général et impersonnel. C’est dans cette optique que nous allons tenter de préciser notre point de vue.
L’article revisité, tout comme sa version antérieure, est essentiellement destiné à apporter la contradiction dans la littérature concernant le clivage Kirdi/Islamo-Peul dont – soyons clair – nous ne refusons pas qu’il soit débattu, contrairement à ce que notre propos a pu laisser croire. En revanche, nous nous inquiétons sérieusement de l’orientation que le débat prend le plus souvent d’autant qu’il s’inspire de l’idéologie de division ethnique prônée hélas ! par certains de nos meilleurs esprits.
En effet, nous observons, depuis le retour du multipartisme dans notre pays, que la manipulation des clivages ethniques a tendance à devenir une idéologie qui semble prospérer dans le Grand Nord Cameroun en particulier (voir Ibrahim Mouiche, Ethnicité et multipartisme au Nord-Cameroun, African Journal of Political Science Vol. 5 No. 1, 2000, pp. 46-91 ; Le mémorandum des chrétiens et animistes du Mayo-Sava, site internet icicemac, 30 septembre 2009). L’instrumentalisation du clivage Kirdi/Islamo-Peul constitue la principale forme de cette manipulation dont, à nos yeux, on ne mesure pas suffisamment le caractère dangereux.
A titre personnel, nous n’avons jamais réussi à comprendre le mélange ethnico-religieux Kirdi/Islamo-Peul même si, en tant que ressortissant du Cameroun septentrional, nous percevons bien le facteur de division et donc de haine porté par ce concept.
Ceux qui manipulent le clivage Kirdi/Islamo-Peul, doivent bien voir ce qui se passe actuellement en Côte d’Ivoire. Ils doivent savoir que c’est un concept, en l’occurrence l’ivoirité, qui a conduit au désastre ivoirien qui dure depuis plus d’une décennie (difficile de dater avec précision le début du drame ivoirien même si on peut s’accorder qu’il remonte à l’ère Henri Konan Bédié, encore que certains estiment qu’il couvait pendant le règne de feu le président Félix Houphouët-Boigny). Malheureusement, nous ne sommes pas près de voir la fin du drame ivoirien puisque l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire reportée à plusieurs reprises depuis 2005 vient encore d’être renvoyée aux « calendes ivoiriennes », sachant que les élections en Afrique sont généralement « dangereuses » surtout dans un contexte de crise comme celui de la Côte d’Ivoire (Cf. Cote d’Ivoire suspends registration of voters, The Guardian, Nigeria, February 12, 2010 [La Côte d’Ivoire suspend l’inscription des électeurs] en raison des tensions croissantes sur le processus d’inscription sur les listes électorales ; Pascal Airault (2 articles), Laurent Gbagbo dissout le gouvernement et la Commission électorale indépendante (CEI) ; l’ivoirité, ce vieux démon ressuscité, site internet de Jeune Afrique, 12 et 19 février 2010 ; Christian Bouquet, la Côte d’Ivoire renoue avec ses démons ethniques, Le Monde, édition du 4 mars 2010).
Pareillement, ils doivent se souvenir de l’instrumentalisation des soi-disant différences et divergences entre les ethnies Hutu et Tutsi qui a abouti au génocide du Rwanda en 1994.
Ils doivent aussi avoir le souvenir de l’embrasement général qui a eu lieu fin 2007 début 2008 au Kenya, pourtant un des pays les plus paisibles d’Afrique jusqu’ici, à la suite des élections présidentielles contestées qui ont conduit à des massacres interethniques entre les Kalenji et les Kikuyu (cf. Jean-Christophe Servant, les ethnies instrumentalisées dans la course présidentielle : affrontements très politiques au Kenya, Le Monde diplomatique, février 2008, p. 9 ; Nouh El Harmouzi, Repli identitaire : Ethnisme et violences en Afrique, Quotidien Mutations, édition du 7 mars 2008 ; Stephanie Mc Crummen, In Kenya, ethnic distrust still runs deep, The Washington Post, December 22, 2009 [Au Kenya, la méfiance ethnique est toujours grande – deux ans après la vague de violences post-électorales qui ont endeuillé le pays et malgré l’accord de partage du pouvoir qui s’en est suivi]).
De même, si les agitateurs du clivage Kirdi/Islamo-Peul veulent bien regarder ce qui s’est passé hors de notre continent, ils se souviendront certainement de l’épuration ethnique dans les Balkans (une idéologie aussi affreuse et insensée que l’ivoirité) qui a produit, entre 1992 et 2000, l’une des guerres les plus meurtrières en Europe depuis la Seconde guerre mondiale entre Serbes, Croates, Bosniaques, Slovènes et Kosovars qui sont pourtant tous, à l’exception des Kosovars Albanais, des peuples slaves parlant quasiment la même langue.
Quant à la manipulation de la fibre religieuse, le caractère ultra-sensible de la question religieuse au Nigeria voisin, qui conduit systématiquement à des massacres inter-religieux dans ce pays, devrait nous inviter à une extrême prudence à défaut de nous servir de leçon (Reuben Abati, politics and the devil’s parking space in Jos, The Guardian, Nigeria, December 4, 2008 [la politique et le lieu de stationnement du diable à Jos] ; Reuben Abati, Boko Haram and the evil of ignorance, The Guardian, Nigeria, July 31, 2009 [Boko Haram et le mal de l’ignorance] ; Isa Abdulsalami, why the Jos crisis persists, The Guardian, Nigeria, January 23, 2010 [pourquoi la crise de Jos persiste] ; Abba Gana Shettima, ethnic cleansing in Plateau, The Guardian, Nigeria, February 1, 2010 [nettoyage ethnique dans l’Etat du Plateau] ; Ugar Ukandi Odey, herdsmen raid Jos, kill hundreds, Next, Nigeria, March 8, 2010 [des bergers attaquent Jos, tuent des centaines de personnes] à propos des massacres inter-confessionnels qui sont encore malheureusement d’actualité dans la région du Plateau au Nigéria).
Il résulte de ce qui précède que le chauvinisme ethnique et pire encore le chauvinisme ethnico-religieux ont toujours produit la guerre (la tragédie bosno-serbe ainsi que les tueries inter-religieuses récurrentes au Nigéria sont très illustratives à cet égard).
Nous rappellerons pour mémoire que les affrontements inter-ethniques meurtriers de grande ampleur dans notre pays ont eu lieu, à notre connaissance, dans le Septentrion. Il s’agit des affrontements du Logone et Chari entre Kotoko et Arabe-Choa d’une part, entre Kotoko et Musgum d’autre part, et ceux de Meiganga entre Peul et Baya. Ces affrontements, que nous ne voulons plus voir se reproduire sur notre sol, ont été, il faut le reconnaître, une grande catastrophe pour la région septentrionale et pour le pays entier (voir Alawadi Zelao, conflictualité inter-ethnique et scolarité dans la ville de Kousseri, l’Oeil du Sahel n° 252, 22 octobre 2007 ; Serge Tetchiada, Cameroun : la montée des conflits interethniques inquiète de plus en plus, Inter Press Service News Agency, South Africa, 30 octobre 2006).
Par ailleurs, nous voudrions demander à ceux qui font du clivage Kirdi/Islamo-Peul une idéologie de confrontation, où classent-ils dans ce dangereux clivage les « Métis » descendants des couples Kirdi/Islamo-Peul (et Dieu sait s’ils sont nombreux), les Islamo-Kirdi car il existe beaucoup de Kirdi musulmans, les Christiano-Peul (il y a des Peul chrétiens) et les Pagano-Peul car il existe des Peul animistes (certains pour ne pas dire la plupart de nos Bororo en sont) ? Ceux-ci pourraient aussi les accuser de discrimination.
L’ethnie est un fait et l’appartenance ethnique un phénomène du hasard (puisqu’elle est liée à la naissance) dont on ne peut pas être collectivement responsable – contrairement à ce que suggèrent les promoteurs du clivage Kirdi/Islamo-Peul. C’est quand-même extraordinaire d’être obligé de le rappeler (voir Pat Utomi, the futility of ethnic chauvinism [la futilité du chauvinisme ethnique], The Guardian, Nigeria, 28 octobre 2007). En outre, la diversité ethnique est non seulement une réalité objective au sein du Septentrion – plus qu’ailleurs dans notre pays –, mais aussi elle constitue une valeur fondamentale de notre nation (voir Jean-Paul Cluzel, la diversité, notre richesse commune, Le Monde, édition du 17 janvier 2009). Nous devons donc prendre conscience que chaque langue, chaque ethnie, chaque individu, chaque spiritualité, chaque particularité est un reflet de la diversité de notre pays.
En revanche, l’instrumentalisation de l’ethnie ainsi que le tribalisme (c’est-à-dire la forme la plus achevée de l’instrumentalisation de l’ethnie à moins qu’il n’en soit le mobile exclusif) doivent toujours être dénoncés et combattus d’où qu’ils viennent, dans la mesure où – on l’a déjà vu – ils peuvent conduire au pire (voir Emmanuel Kamdem & Maurice Fouda Ongodo, faits et méfaits de l’ethnicité dans les pratiques managériales au Cameroun, Colloque le management face à l’environnement socioculturel, organisé par l’Agence Universitaire Francophone, Beyrouth, 28 et 29 octobre 2004 ; Au coeur de l’ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, sous la direction de Jean-Loup Amselle et Elikia M’bokolo, édition La Découverte, mars 2005).
A cet égard, l’élection historique de Barack Hussein Obama, fils d’un immigré kenyan, à la présidence des Etats-Unis d’Amérique en novembre 2008, devrait définitivement nous servir de leçon… (voir notamment Solana Olumhense, If Obama were a Nigerian [Si Obama était un Nigérian], The Guardian, Nigeria, August 17, 2008 ; Véronique Tadjo, Derrière Obama, l’espoir d’une ère postraciale pour l’Afrique, Libération, édition du 8 octobre 2008 ; Ibrahima Ngom Damel, USA : Barack Obama au pouvoir, une si belle leçon pour l’Afrique ! Sud Quotidien, Sénégal, édition du 11 novembre 2008 ; Terver Atsar, Could Obama have won in Kenya ? [Obama aurait-il pu gagner au Kenya ?], site nigerianvillagesquare.com, November 8, 2008 ; Murithi Mutiga, Why Kenya’s pride in Obama victory is tempered [Pourquoi la fierté du Kenya dans la victoire d’Obama est modérée], The Independent, United Kingdom, November 5, 2008 ; Badiadji Horretowdo, la Maison Noire de l’Afrique, site internet Cameroun Link, 14 janvier 2009).
Avec cette élection à la fois historique et pleine d’enseignements, il faut espérer voir éclore demain une véritable ère post-ethnique voire post-raciale en Afrique.
C’est connu, l’ethnicisation des problèmes n’a jamais contribué à les résoudre, bien au contraire, elle contribue toujours à les exacerber. C’est aussi le moyen d’éviter la recherche d’une solution de fond, c’est-à-dire une solution viable et durable aux vrais problèmes.
Non, soyons sérieux, le Grand nord Cameroun est une région très complexe, probablement la plus complexe du pays. C’est en effet une région à la fois multiethnique, multiculturelle et multiconfessionnelle et dont les habitants ne demandent qu’à vivre harmonieusement et pacifiquement (c’est-à-dire dans la fraternité et la reconnaissance de la coexistence pacifique des différences) par delà les différences qui, loin d’être un handicap, constituent une très grande richesse. S’entendre, c’est d’abord reconnaître le droit à la différence, disait fort bien feu le Professeur Dankoulodo Dan Dicko, premier Secrétaire général de l’Agence de coopération culturelle et technique devenue Organisation internationale de la Francophonie (voir François-Xavier Akono, Cameroun pluriethnique : l’harmonie est-elle possible ? Site internet Cameroun Link, 03 janvier 2009 ; Oumar Ba, Diversité et cohésion nationale : le Sénégal se cherche dans sa culture, Sud Quotidien Sénégal, édition du 16 août 2009 ; Pr Albert Muluma Munanga, l’ethnicité et le phénomène urbain en Afrique subsaharienne, International African Bibliography (Iab), Volume 30, Issue 4, 2000).
Il serait alors totalement irresponsable de réduire la région septentrionale du Cameroun – pour des raisons inavouables – au clivage Kirdi/Islamo-Peul, ce cocktail explosif qui risquerait de mettre en danger toute la région y compris les créateurs du concept (demander à Henri Konan Bédié, grand créateur de l’ivoirité devant l’Eternel…).
L’objectif de cette contribution est double : d’une part montrer que le clivage Kirdi/Islamo-Peul n’est qu’une simple construction, c’est-à-dire qu’il n’a pas de sens, et que la religion ne peut pas constituer un critère d’identification ethnique pertinent sauf à s’enfermer dans une sorte d’aveuglement idéologique ; d’autre part inviter à consacrer tous les efforts aux vraies questions de fond concernant le Septentrion et le Cameroun en général – ce qui n’exclut ni la réflexion ni le débat – en recherchant des solutions aux vrais problèmes du Septentrion et du pays, à savoir la sécheresse, les problèmes d’eau, la sous-scolarisation, le déficit de centres de formation professionnelle, le chômage, la situation sanitaire et sociale préoccupante, le sous-développement, la pauvreté, les problèmes de société…etc, dans la mesure où ces fléaux frappent tout le monde sans distinction ethnique ou religieuse. A notre avis, ce sont les seules querelles qui vaillent. Et pour mener à bien ces combats pour un Septentrion meilleur dans un Cameroun meilleur, nous avons besoin à la fois de dirigeants et d’élites responsables, visionnaires et détribalisés (cf. Ali Tehami, la refondation de l’Etat implique celle de la mentalité des élites, Le Quotidien d’Oran, Algérie, édition du 18 février 2010 ; Richard Keuko, Et si la nouvelle élite nous conduisait vers le chaos, Quotidien Mutations, édition du 11 mars 2010 ; Sismondi Barlev Bidjocka : Fame Ndongo, Shanda Tomne, le tribalisme, la jeunesse et le Cameroun, Quotidien Mutations, édition du 25 mars 2010 ; Mohammed Abbou, l’élite juge de touche ou la pédagogie contrariée, Le Quotidien d’Oran, Algérie, édition du 27 mars 2010).
En ce sens, le Professeur Albert Muluma Munanga écrit dans l’article précité : « trouver les mécanismes qui permettent la coexistence interethnique (…) est le défi capital auquel doit faire face la sagesse de l’élite africaine actuelle (…) et parmi des solutions possibles pour l’instauration de la coexistence interethnique, (…) le seul moyen, c’est la culture d’une conscience nationale ».
Nous vous remercions d’avoir eu la patience de nous lire ou de nous relire en espérant susciter quelques réflexions sur notre chère région septentrionale et sur notre pays en général.
Par Mohamadou Gamdji Avocat
** La version d’origine de l’article a été publiée le 24 juillet 2008 sur le site internet www.20mai.net et reprise dans l’hebdomadaire l’Oeil du Sahel, semaine du 28 juillet 2008.
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